LES DOUBLES CONTRAINTES
Les doubles
contraintes définissent un système
de
communication paradoxale pour disqualifier
l’autre. Une double contrainte se fonde sur une injonction
paradoxale,
c’est-à-dire deux propositions incompatibles
passant par
des niveaux de
communication différents, verbal et non verbal, et dans un
cadre
dont on ne
peut s’échapper.
Cette théorie
des doubles contraintes a été formulée
par
l’école de Palo Alto pour tenter
d’expliquer l’origine de la
schizophrénie au sein
d’un système familial marqué
par une communication pathologique. Tout débuterait dans une
lutte pour la
position dominante au sein d’un couple avec absence
d’une
relation de confiance
et impossibilité de coopération. Chacun des deux
partenaires peuvent être en
position plus ou moins dominante, voire alternativement. Pour
éviter de
s’exposer directement, le conflit est
déplacé sur
l’enfant, le patient désigné,
qui subit un système
de communication paradoxale, les
doubles contraintes.
L’enfant est utilisé dans la stratégie
de lutte et
de pouvoir contre le
partenaire. Il ne peut lutter pour se dégager du
système,
et sombre dans la
pathologie
mentale car les paradoxes tuent le moi en construction.
Hostile à toute tentative de guérison qui
remettrait en
question l’équilibre de
la famille, celle-ci émet une double contrainte
à l’intention
du médecin :
« soignez-le mais ne le guérissez
pas ».
Au-delà de leur recherche de
pouvoir et d’une position dominante, les deux partenaires
établissent une
entente implicite pour déplacer leur lutte sur le patient
désigné. Point
fondamental, ce jeu entre les deux partenaires ne doit jamais cesser.
C’est un
jeu sans fin.
On
peut facilement transposer ce modèle des doubles contraintes aux
relations
internationales,
selon l’équilibre des forces entre les deux
principaux
protagonistes.
Ainsi, la guerre
froide, le monde de Yalta est
un
condominium américano-soviétique
équilibré, marqué par une
volonté de toute
puissance, une lutte pour obtenir la
position dominante, chasser les anciennes puissances coloniales, et
contrôler
les ressources énergétiques. L’objectif
est celui
d’un jeu sans fin, passant
par une
lutte indirecte entre États-Unis et URSS au travers de pays
interposés. Pour
éviter de s’exposer directement, le conflit est
déplacé sur un pays tiers, une
micro puissance, faisant office de patient
désigné.
L’objectif commun est de maintenir
ces pays interposés en dépendance, de les
utiliser dans
leur lutte pour le
pouvoir tout en
empêchant
l’émergence d’une puissance locale (Iran
puis Irak,
par exemple) et
l’autonomisation des pays en voie de développement
(tel
était déjà le but des
accords Sykes-Picot entre la France et la Grande-Bretagne en 1916, ou
du Pacte
de Bagdad organisé par les Etats-Unis en 1955). Et si
l’Irak n’a aucun lien
avec les attentats du 11 septembre (ce que reconnaissent la CIA et le
FBI), le
parti Baas, dont on observe la montée en puissance au
début des années 1950 en
Irak, prône un anti-occidentalisme et
l’unité du
monde arabe afin de constituer
une puissance régionale.
Après
la chute de l’URSS, les Etats-Unis
tentent de s’afficher comme la seule puissance mondiale
dominante. Le monde de Yalta laisse place au Nouvel
ordre mondial,
définissant une confrontation Nord / Sud,
social-libéralisme contre
national communisme (Serbie,
Corée du Nord) ou intégrisme islamique, depuis la
révolution iranienne de 1979
en passant par l’instauration d’un
régime islamique
au Soudan en 1989, la
guerre du Golfe en 1991 (le régime dictatorial de
l’Irak
se rapprochant du
modèle nazi et stalinien), et la victoire des islamistes aux
élections de 1992
en Algérie, jusqu’aux attentats du 11 septembre
2001 et la
prise d’otages à
Moscou en octobre 2002. Les Etats-Unis s’affranchissent de
toute
contrainte internationale,
comme en témoigne le refus
d’une
dizaine de conventions internationales (dont les conventions de
Genève,
le protocole de Kyoto
et la Cour pénale
internationale), et refusent un monde polycentrique. Ils tentent de faire
refluer l'influence russe hors de l'Asie centrale et du Caucase.
Malgré la
chute de l’URSS, la confrontation américano-russe
n’a pas pour autant disparu
et on observe la
persistance de zones d’affrontement, en Asie centrale ou au Caucase,
ce d’autant que la Russie est loin d’être
moribonde
avec une reprise de son
économie depuis 1999 après l’abandon
des
thérapies de choc, et sa place de
premier producteur mondial de pétrole depuis 2002. La guerre
froide (égalité de puissance entre Etats-Unis et URSS)
laisse place à des conflits larvés
(inégalité de puissance entre Etats-Unis et Russie) entre deux
ambitions impériales.
Ainsi, pour
soutenir un projet d’oléoduc destiné
à
acheminer le pétrole de la mer
Caspienne, l’administration américaine a soutenu
les
Talibans, qui finissent
par arriver au pouvoir en 1996. La même année
voyait la
naissance du « Groupe de
Shanghai » réunissant la Chine, la
Russie, le
Kazakhstan, le Kirghizstan,
le Tadjikistan, et l'Ouzbékistan. Cette organisation est
devenue
l'Organisation
de Coopération de Shanghai (OCS) le 15 juin 2001 avec
l’intégration de
l'Ouzbékistan. Ses objectifs évoquent une
coopération économique, le règlements
des différends frontaliers, mais consistent surtout
à
assurer la sécurité
régionale en Asie Centrale avec le renforcement de la
coopération sécuritaire
contre les mouvements islamistes, ou officiellement le
séparatisme et les
menaces « indépendantistes, terroristes
et
extrémistes ». Elle était
donc hostile aux Talibans et à leurs ramifications soutenant
les
séparatistes
Tchétchènes (en Russie) ou Ouïghours (en
Chine). Les
Talibans étaient soutenus
par l’Arabie Saoudite, le Pakistan et les Etats-Unis, et les
forces
d’opposition anti-talibans l’étaient par
la Russie
et l’Iran (reflétant
l’antagonisme entre le Wahhabisme saoudien et les chiites
iraniens).
Dans
le Caucase, la Géorgie est au cœur de la lutte
d’influence entre Etats-Unis
(qui a expédié des conseillers militaires) et
Russie pour
le tracé de l’oléoduc
vers la Turquie.
Début mars 2002, des fuites reprenant certaines informations parues dans un rapport confidentiel du Pentagone intitulé « Nuclear Posture Review » réaffirment le rôle central de l’armement nucléaire dans la politique de défense des Etats-Unis. Le rapport dresse une liste de sept pays contre lesquels les Etats-Unis doivent se tenir prêts à utiliser l’arme atomique : Iran, Irak, Corée du Nord, Libye, Syrie, Chine, et Russie (qui collabore avec les trois premiers pays de cette liste de pays constituant le fameux « axe du mal »). Les Etats-Unis doivent être capables de mener un conflit nucléaire contre la Russie, confirmant l’actualité de la guerre froide, même s’il s’agit d’une forme larvée, étant donné l’alliance artificielle des Etats-Unis et de la Russie dans leur lutte contre le terrorisme. Ainsi, en septembre 2003, Bush a demandé un soutien matériel de Moscou en Irak et s'est montré conciliant sur la question de la Tchétchénie malgré la violence de la répression russe dans cette région (tandis que le gouvernement chinois confortait son action répressive dans la région musulmane du Xinjiang depuis le 11 septembre). On notera par ailleurs que cette liste de sept pays omet l’Arabie Saoudite et le Pakistan, pays où sévit un intégrisme islamique radical, pays qui sont soutenus par les Etats-Unis, et sont directement liés aux attentats du 11 septembre.
Depuis 2004, la
volonté de l'administration américaine d'isoler la Russie
s'est clairement manifestée en tentant de faire basculer
l'Ukraine (pays traversé par de nombreuses routes du
pétrole et du gaz) dans l'OTAN.
Quant
au patient psychotique, victime des doubles contraintes, il se croit
investit
d’une mission salvatrice, développe un
délire
messianique, a le sentiment de
jouer un rôle majeur. Les terroristes islamistes sont ainsi
persuadés d’aller
au paradis en commettant leur acte de violence.
Mais
empêcher l’émergence d’une
puissance locale ne
concerne pas uniquement des pays
en voie de développement. L’Europe
subit elle aussi des doubles contraintes (voir le rapport
Wolfowitz) :
elle peut
organiser sa défense de façon
indépendante
sans toutefois y parvenir. Lorsqu’on voit une Europe
incapable
d’assurer sa
défense, avec une emprise grandissante de l’OSCE
et du CPEA
sur les valeurs du Conseil
de l’Europe, on
peut toujours parler de condominium
américano-russe, certes
déséquilibré (avec
des responsabilités inégales, mondiales pour
États-Unis, régionales pour
Russie). Après avoir soutenu l’Allemagne
(investissements
américains, pacte
germano-soviétique) puis contribué conjointement
à
libérer l’Europe du nazisme,
Russie
et Etats-Unis ont toujours semé des obstacles à
l'élaboration d'une Europe
autonome et indépendante. L'URSS a toujours voulu
contrôler l'Europe, et depuis la chute du communisme, la
Russie,
contrôlée par l'ex KGB (Poutine
s’inscrivant dans la
lignée de Gorbatchev et d’Andropov) tente de
gangréner l'Europe par une infiltration mafieuse
économique et financière (elle a de plus
réussit
à se faire admettre au sein du Conseil de
l'Europe malgré deux guerres meurtrières en
Tchétchénie). Les Etats-Unis veulent
établir leur hégémonie en Europe en
modelant
l'organisation économique,
diplomatique et militaire selon les intérêts de la
diplomatie américaine, et
empêcher l'émergence d'une puissance
européenne,
et, dans quelques années, chinoise
(voir ci-dessus la liste des sept
pays du rapport « Nuclear
Posture
Review »). La volonté de
vassalisation de l'Europe est devenue particulièrement claire
avec l'administration de G.W. Bush, et l'on voit qu'il se creuse ainsi
un fossé grandissant entre le projet européen d'une part,
et d'autre part le délire messianique ("l'Imperial Hubris") d'une administration
américaine persuadée d'incarner le "Bien" mais refusant
toute légalité internationale.
D’une
manière générale, les doubles
contraintes
témoignent d’une volonté de puissance
et d’un déni de
l’altérité. Ce jeu ne
doit jamais s’interrompre, même en cas de
faiblesse de l’un des partenaires (Russie). Mais
l'érosion
de la production
industrielle, un déficit commercial record, l'endettement
des
ménages, sont
autant de témoins de la fragilité de
l'économie
américaine également. La mise
en lumière de leur faiblesse devint manifeste en 2001 avec
les
attentats du 11
septembre ou les faillites frauduleuses géantes. Dans la
logique
des doubles
contraintes et de la tentation impériale, les Etats-Unis
tentent
à tout prix de
maintenir leur hégémonie, quitte à
mener une
guerre perpétuelle (Wolfowitz), à susciter une
mobilisation permanente dans une guerre contre le terrorisme, une
guerre sans fin (G.W. Bush), ou à « maintenir un
certain
niveau de tension internationale » (Emmanuel
Todd, Après l’Empire, Gallimard, 2002), de la
même
façon qu’on peut se demander
si Israël a un besoin crucial de régimes hostiles
avoisinants pour justifier sa
politique d’expansion. La peur est indissociable de la
volonté de puissance.
D’où la hausse des dépenses militaires
annoncée par George W. Bush et le
déplacement du conflit sur l’Irak en 2003, un pays
affaibli par des années
d’embargo, dénutri et en grande partie
désarmé, donc insignifiant sur le plan
militaire (pour rendre la victoire américaine encore plus
éclatante,
l’administration Bush a même pris la
précaution de
corrompre les généraux
irakiens). Rappelons qu’au même moment, la
Corée du
nord menaçait explicitement
(en février 2003) les Etats-Unis d’une attaque
nucléaire, et que peu avant leur
volonté affichée de rétablir une
démocratie
en Irak, les Etats-Unis ont tenté,
en vain, de renverser le régime démocratiquement
élu du Vénézuéla
(quatrième
producteur mondial de brut) car le président y
mène une
politique qui ne correspond pas au credo
néo-libéral.
L’instabilité et le chaos qui règnent
en
Afghanistan ou en Irak, la mise en défaut du renseignement
américain tant pour
le 11 septembre que pour les armes de destruction massive en Irak (avec
en filigrane
la manipulation des services secrets par les politiques, et le
discrédit jeté
sur ces derniers qui ont perdu toute
crédibilité),
révèlent bien l’impuissance
et la fragilité des Etats-Unis. La guerre est par ailleurs
un
excellent moyen
de relance économique, d’importantes entreprises
américaines ayant obtenu en
2003 des contrats en Irak sans appel d’offre (comme pour
Halliburton, entreprise de services pétroliers dont le
directeur
exécutif jusqu’en 2000 était le
Vice-Président des Etats-Unis, Dick Cheney) grâce
aux
liens étroits qui unissent
milieux d’affaires et intérêts
économiques
privés avec l’armée et le monde
politique (ainsi,
des firmes militaires privées agissent en sous-traitance
pour
l'armée comme Vinnell Corporation ou Kellog Brown and Root,
une
succursale d'Halliburton...).
Dans
cette optique des doubles contraintes, l’opération
militaire américaine
« choc et effroi »
n’est pas sans faire
référence aux traitements de
choc administrés au malade atteint de
schizophrénie (choc
insulinique,
électroconvulsivothérapie).
On observe
d’ailleurs la même terminologie au niveau
économique
avec l’imposition de la
thérapie de choc néolibérale par le
FMI.
La
théorie des doubles contraintes permet de retrouver une
logique
derrière
l’incohérence apparente de la politique
américaine : conseiller,
soutenir et
armer l’Irak (tout comme la France ou le Royaume-Uni) avec en
particulier des
armes biologiques (mission en 1983
de Donald
Rumsfeld, futur ministre de la
Défense de George W. Bush !) pour ensuite le détruire,
puis encourager
Saddam Hussein à utiliser l’arme chimique contre
la
rébellion kurde et chiite
afin d’éviter un axe Irak-Iran (pour la
même raison,
après l’invasion en 2003
de l’Irak, l'Iran, pays majoritairement peuplé de
chiites,
apparaît comme
prochaine victime de la politique de l’administration Bush,
ce
d'autant que la moitié des pirates de l'air du 11 septembre
ont
transité par ce pays) ou encore prétendre
vouloir établir une démocratie en Irak tout en
refusant
de reconnaître la Cour
Pénale Internationale ou d’utiliser des moyens
juridiques
pour criminaliser le
régime de Bagdad.
Volonté de
puissance, déni de
l’altérité, tels sont les
fondements du pouvoir en Russie (avec le conflit
tchétchène) ou aux Etats-Unis
(où le projet d’une guerre contre l’Irak
est
antérieur au 11 septembre).
Volonté de puissance et déni de
l’altérité conduisent directement au
déni de
la
réalité, au contrôle des
médias et à
la manipulation de l’information (comme
l’a fait le gouvernement de Tony Blair avec son spin
doctor) : la
vision
stratégique de
l’administration
Bush est fondée, non pas sur la
réalité des faits,
mais sur des concepts
erronés dictés par les
intérêts financiers
ou la volonté de pouvoir d’une
poignée d’idéologues. C’est
ainsi que
l’administration Bush a réussi le tour de
force à faire croire à une majorité de
citoyens
américains que l’Irak était
responsable des attentats du 11 septembre, en lien avec Al-Qaida. Bien
au contraire, une alliance opportuniste entre les anciens
partisans du régime
irakien et Al-Qaida
est apparue
secondairement du fait de l’intervention
américano-britannique en Irak, intervention qui
a ainsi provoqué une explosion du terrorisme dans la
région (et la victoire d'une liste chiite parrainée par
Ali Sistani qui par ailleurs est d'origine iranienne) tout comme la gestion du
conflit
tchétchène
par l'administration russe a provoqué une explosion du
terrorisme. Le marxisme quant à lui était
capable de
prouesses similaires.
Les
années ou décennies à venir resteront
marqués par le même schéma
d’organisation
sur le principe des doubles contraintes : une lutte pour la
position
dominante entre Etats-Unis, Chine, Russie (Japon, Inde ?) et
des
alliances
de circonstances pour faire bloc et s’opposer à
l’intégrisme islamique.
Par contre, dans le cadre de la troisième mutation en cours, dont les grands principes sont sacrifice de la volonté de puissance, respect de la légalité internationale, conjonction des opposés, polycentrisme et développement durable, principes fondamentaux définissant la finalité de l’Europe, il est clair qu’une cohérence entre les principes et les actes devient nécessaire et indispensable (on ne peut par exemple être à la fois le champion du libre-échangisme et subventionner sa propre agriculture comme le font l’Europe et les Etats-Unis). Sur ce point, l’Europe démontre son ambiguïté, à la fois pionnière dans le principe de coopération entre Nations, mais faisant preuve également d’une volonté de puissance qui fait obstacle à la construction d’une Europe en adéquation avec sa finalité. L’Europe reste ainsi piégée dans le conflit des opposés. Il n’est guère pertinent en fait de dénoncer l’impérialisme de l’administration Bush. L’Europe contribue, par son incapacité à s’unir, par l'absence d'une politique étrangère et de sécurité commune, par l'absence d'une défense commune, par sa volonté de pouvoir dont témoigne son déficit démocratique ou la politique commerciale de la Commission, à ouvrir grand la porte à l’ingérence américaine. La crise irakienne début 2003 est emblématique de la double contrainte dans laquelle elle reste piégée : selon Bush, il faut être avec nous ou contre nous. Or, il est tout autant impossible de soutenir la position de l’administration Bush que d’apporter un soutien au régime dictatorial de Saddam Hussein. Pour échapper à cette double contrainte, l’Europe doit, non pas se réfugier dans le pacifisme, mais s’affirmer comme puissance respectueuse du droit et de l’éthique (ni vassalisation, ni affrontement, mais respect du droit et de la légalité internationale) et dans le même temps se réformer et se démocratiser afin d’œuvrer pour l’intérêt de ses peuples. Nous en sommes malheureusement encore loin.