MAURICE
ALLAIS
Je reproduis ci-dessous
l'intégralité d'un texte de Maurice Allais.
LA MONDIALISATION, LE CHÔMAGE
Durant ces cinquante dernières années, toutes les
recherches que j'ai pu faire, toutes les réflexions que m'ont
suggérées les événements, toute
l'expérience que j'ai pu acquérir ont renforcé
sans cesse en moi cette conviction qu'une société
fondée sur la décentralisation des décisions, sur
l'économie de marchés et sur la propriété
privée est non pas la forme de société la
meilleure dont on pourrait rêver sur le plan purement abstrait
dans un monde idéal, mais celle qui, sur le plan concret des
réalités, se révèle, aussi bien du point de
vue de l'analyse économique que de l'expérience
historique, comme la seule forme de société susceptible
de répondre au mieux aux questions fondamentales de notre temps.
Mais si la conviction de l'immense supériorité d'une
société économiquement libérale et
humaniste n'a cessé de se renforcer en moi au cours des
années, une autre conviction, tout aussi forte, n'a cessé
également de se renforcer, c'est qu'aujourd'hui notre
société est menacée, tout particulièrement
en raison de la méconnaissance des principes fondamentaux
qu'implique la réalisation d'une société
libérale et humaniste. En fait, vivre ensemble implique pour
toute société un consensus profond sur ce qui est
essentiel. Si ce consensus n'existe pas, la réalisation d'une
société humaniste s'en trouve par là même
compromise.
En dernière analyse, l'organisation économique de la vie
en société soulève cinq questions fondamentales.
Comment assurer tout à la fois l'efficacité de
l'économie et une répartition des revenus
communément acceptable ? Comment assurer à chacun des
conditions favorables à un libre épanouissement de sa
personnalité et comment permettre à tous les
échelons une promotion efficace des plus capables, quel que soit
leur milieu d'origine ? Comment rendre socialement et humainement
supportables les changements impliqués par le fonctionnement de
l'économie ? Comment mettre l'économie à l'abri de
toutes les perturbations extérieures quelles qu'elles soient ?
Comment définir un cadre institutionnel réellement
approprié sur le plan national et sur le plan international pour
réaliser ces objectifs ?
L'instauration d'une société humaniste est gravement
compromise si le fonctionnement de l'économie
génère trop de revenus indus et engendre du
chômage, si la promotion sociale est insuffisante et si des
conditions défavorables s'opposent à
l'épanouissement des individualités, si l'environnement
économique est par trop instable, et enfin si le cadre
institutionnel de l'économie est inapproprié.
La question majeure d'aujourd'hui, c'est de toute évidence le
sous-emploi massif qui se constate (de l'ordre de six millions en
France, compte tenu du traitement social de plus en plus étendu
du chômage). Ce sous-emploi massif fausse complètement la
répartition des revenus et il aggrave considérablement la
mobilité sociale et la promotion sociale. Il crée une
insécurité insupportable, non seulement pour ceux qui
sont privés d'un emploi régulier, mais également
contre des millions d'autres dont l'emploi est dangereusement
menacé. Il désagrège peu à peu le tissus
social. Cette situation est économiquement, socialement et
éthiquement inadmissible à tous égards. Ce
chômage s'accompagne partout du développement d'une
criminalité agressive, violente et sauvage et l'Etat
n'apparaît plus capable d'assurer la sécurité, non
seulement des biens mais également celle des personnes, une de
ses obligations majeures.
De plus une immigration extra communautaire excessive sape les
fondements mêmes de la cohésion du corps social, condition
majeure d'un fonctionnement efficace et équitable de
l'économie des marchés. Dans son ensemble, cette
situation suscite partout de profonds mécontentements et elle
génère toutes les conditions pour qu'un jour ou l'autre,
l'ordre public soit gravement compromis, et que soit mise en cause la
survie même de notre société. La situation
d'aujourd'hui est certainement potentiellement bien plus grave que
celle qui se constatait en 1968 en France alors que le chômage,
inférieur à 600.000, était pratiquement inexistant
et que cependant l'ordre public a failli s'effondrer.
Le chômage est un phénomène très complexe
qui trouve son origine dans différentes causes et dont l'analyse
peut se ramener, pour l'essentiel, à celle de cinq facteurs
fondamentaux : 1) le chômage chronique induit dans le cadre
national, indépendamment du commerce extérieur, par des
modalités de protection sociale; 2) le chômage induit par
le libre-échange mondialiste et un système
monétaire international générateur de
déséquilibres; 3) le chômage induit par
l'immigration extra communautaire; 4) le chômage technologique;
5) le chômage conjoncturel.
En fait, la cause majeure du chômage que l'on constate
aujourd'hui est la libéralisation mondiale des échanges
dans un monde caractérisé par de considérables
disparités de salaires réels. Ces effets pervers en sont
aggravés par le système des taux de change flottants, la
déréglementation totale des mouvements de capitaux, et le
"dumping monétaire" d'un grand nombre de pays par suite de la
sous-évaluation de leurs monnaies. Ce chômage n'a pu
naturellement prendre place qu'en raison de l'existence de minima de
salaires et d'une insuffisante flexibilité du marché du
travail. Mais pour neutraliser les effets sur le chômage du
libre-échange mondialiste et des facteurs qui lui sont
associés, c'est à une diminution considérable des
rémunérations globales des salariés les moins
qualifiés qu'il faudrait consentir. Les effets du libre
échange mondialiste ne se sont pas bornés seulement
à un développement massif du chômage. Ils se sont
traduits également par un accroissement des
inégalités, par une destruction progressive du tissu
industriel et par un abaissement considérable de la progression
des niveaux de vie.
Tous les facteurs économiques qui compromettent aujourd'hui la
survie de notre société ne résultent que des
politiques erronées poursuivies depuis vingt-cinq ans dans un
cadre communautaire institutionnel inapproprié par les
gouvernements successifs de toutes tendances qui se sont
succédés. La politique commerciale de l'Union
Européenne a peu à peu dérivé vers une
politique mondialiste libre-échangiste, contradictoire avec
l'idée même de la constitution d'une véritable
Communauté Européenne. Au regard des disparités
considérables des salaires réels des différents
pays, cette politique mondialiste, associée au système
des taux de change flottants et à la
déréglementation totale des mouvements de capitaux, n'a
fait qu'engendrer partout instabilité et chômage.
La politique de plus en plus mondialiste de l'Union Européenne a
peut-être contribué momentanément au
développement de certains pays, mais elle a eu pour effet
d'exporter nos emplois et d'importer leur sous-emploi. Ce mouvement a
été renforcé par l'influence grandissante de tous
ceux qu'enrichit la mondialisation forcenée de
l'économie, et des puissants moyens d'information qu'ils
contrôlent.
En fait, la libéralisation totale des échanges et des
mouvements de capitaux n'est possible et n'est souhaitable que dans le
cadre d'ensembles régionaux, groupant des pays
économiquement et politiquement associés, de
développement économique et social comparable, tout en
assurant un marché suffisamment large pour que la concurrence
puisse s'y développer de façon efficace et
bénéfique. Chaque organisation régionale doit
pouvoir mettre en place dans un cadre institutionnel, politique et
éthique approprié une protection raisonnable
vis-à-vis de l'extérieur. Cette protection doit avoir un
double objectif : 1) éviter les distorsions indues de
concurrence et les effets pervers des perturbations extérieures;
2) rendre impossibles des spécialisations indésirables et
inutilement génératrices de déséquilibres
et de chômage, tout à fait contraires à la
réalisation d'une situation d'efficacité maximale
à l'échelle mondiale associée à une
répartition internationale des revenus communément
acceptable dans un cadre libéral et humaniste.
Dès que l'on transgresse ces principes, une mondialisation
forcenée et anarchique devient un fléau destructeur
partout où elle se propage. Correctement formulées, les
théories de l'efficacité maximale et des coût
comparés constituent des instruments irremplaçables pour
l'action, mais, mal comprises et mal appliquées, elles ne
peuvent conduire qu'au désastre.
Suivant une opinion actuellement dominante, le chômage dans les
économies occidentales résulterait essentiellement de
salaires réels trop élevés et de leur insuffisante
flexibilité, du progrès technologique
accéléré qui se constate dans les secteurs de
l'information et des transports, et d'une politique monétaire
jugée indûment restrictive. Pour toutes les grandes
organisations internationales, le chômage qui se constate dans
les pays développés serait dû essentiellement
à leur incapacité de s'adapter aux nouvelles conditions
qui seraient inéluctablement imposées par la
mondialisation. Cette adaptation exigerait que les coûts
salariaux y soient abaissés, et tout particulièrement les
rémunérations des salariés les moins
qualifiés. Pour toutes ces organisations, le
libre-échange ne peut être que créateur d'emplois
et d'accroissement des niveaux de vie, la concurrence des pays à
bas salaires ne saurait être retenue comme cause du
développement du chômage et l'avenir de tous les pays est
conditionné par le développement mondialiste d'un
libre-échange généralisé. En fait, ces
affirmations n'ont cessé d'être infirmées aussi
bien par l'analyse économique que par les données de
l'observation. La réalité, c'est que la mondialisation
est la cause majeure du chômage massif et des
inégalités qui ne cessent de se développer dans la
plupart des pays.
Toute la construction européenne et tous les traités
relatifs à l'économie internationale, comme l'Accord
Général sur les Tarifs douaniers et le Commerce de 1947
et comme la Convention du 14 décembre 1960 relative à
l'Organisation de Coopération et de Développement
Economique, ont été viciés à leur base par
une proposition enseignée et admise sans discussion dans toutes
les universités américaines et à leur suite dans
toutes les universités du monde entier : "Le fonctionnement
libre et spontané du marché conduit à une
allocation optimale des ressources". C'est là l'origine et le
fondement de toute la doctrine libre-échangiste dont
l'application aveugle et sans réserve à l'échelle
mondiale n'a fait qu'engendrer partout désordres et
misères de toutes sortes.
Or, cette proposition, admise sans discussion, est totalement
erronée et elle ne fait que traduire une totale ignorance de la
théorie économique chez tous ceux qui l'ont
enseignée en la présentant comme une acquisition
fondamentale et définitivement établie de la science
économique. Cette proposition repose essentiellement sur la
confusion de deux concepts entièrement différents : le
concept d'efficacité maximale de l'économie et le concept
d'une répartition optimale des revenus.
En fait, il n'y a pas une situation d'efficacité maximale, mais
une infinité de telles situations. La théorie
économique permet de définir sans ambiguïté
les conditions d'une efficacité maximale, c'est-à-dire
d'une situation sur la frontière entre les situations possibles
et les situations impossibles. Par contre et par elle-même, elle
ne permet en aucune façon de définir parmi toutes les
situations d'efficacité maximale celle qui doit être
considérée comme préférable. Ce choix ne
peut être effectué qu'en fonction de considérations
éthiques et politiques relatives à la répartition
des revenus et à l'organisation de la société. De
plus, il n'est même pas démontré qu'à partir
d'une situation initiale donnée le fonctionnement libre des
marchés puisse mener le monde à une situation
d'efficacité maximale. Jamais des erreurs théoriques
n'auront eu autant de conséquences aussi perverses.
Devant le développement du chômage massif que l'on
constate aujourd'hui et en l'absence de tout diagnostic
réellement fondé, les pseudo remèdes ne cessent de
proliférer :
On dit par exemple qu'il suffit de réduire le temps de travail
pour combattre le chômage, mais, outre que les hommes ne sont pas
parfaitement substituables les uns aux autres, une telle solution
néglige totalement le fait indiscutable que trop de besoins,
souvent très pressants, restent insatisfaits. Ce n'est pas en
travaillant moins qu'on pourra réellement y faire face.
Réduire le temps de travail impliquerait en tout cas pour les
salariés des baisses de revenus qu'il faudrait compenser par des
ressources obtenues par des impôts accrus.
On soutient encore que ce sont les taux d'intérêts
réels trop élevés qui expliquent la crise de
l'économie et le chômage massif que nous subissons, mais
ce que l'on constate, c'est que la baisse considérable
observée ces dernières années des taux
d'intérêts réels n'a entraîné aucun
redressement significatif. En fait, qu'il s'agisse du chômage
dû au libre-échange mondialiste ou du chômage
dû à l'immigration extra communautaire, on ne peut y
remédier par l'inflation. Lutter par exemple contre les effets
du libre-échangisme mondialiste par une expansion
monétaire relève d'une pure illusion et d'une
méconnaissance profonde des causes réelles de la
situation actuelle.
On nous dit aussi que tout est très simple. Si l'on veut
supprimer le chômage, il suffit d'abaisser les salaires, mais
personne ne nous dit quelle devrait être l'ampleur de cette
baisse, ni si elle serait effectivement réalisable sans mettre
en cause la paix sociale, ni quelles seraient ses implications de
toutes sortes dans les processus de production.
On soutient encore que la Chine, pays à bas salaires, va se
spécialiser dans des activités à faible valeur
ajoutée, alors que les pays développés, comme la
France, vont se spécialiser de plus en plus dans les hautes
technologies. Mais, c'est là méconnaître totalement
les capacités de travail et d'intelligence du peuple chinois. A
continuer ainsi à soutenir des absurdités, nous allons au
désastre.
Comment expliquer de telles positions ? En fait, et pour l'essentiel,
elles s'expliquent par la domination et la répétition
incessante de "vérités établies", de tabous
indiscutés, de préjugés erronés, admis sans
discussion, dont les effets pervers se sont multipliés et
renforcés au cours des années. Personne ne veut
reconnaître cette évidence : si toutes les politiques
mises en œuvre depuis vingt-cinq ans ont échoué,
c'est que l'on a constamment refusé de s'attaquer à la
racine du mal, la libéralisation mondiale excessive des
échanges et la déréglementation totale des
mouvements de capitaux. Certains soutiennent qu'on peut fonder un
nouvel ordre mondial sur une totale libération des mouvements de
marchandises, des capitaux et, à la limite, des personnes. On
soutient qu'un fonctionnement libre de tous les marchés
entraînerait nécessairement la prospérité
pour chaque pays dans un monde libéré de ses
frontières économiques. A vrai dire, l'ordre nouveau qui
nous est ainsi proposé est dépourvu de toute
régulation réelle; en substance, il n'est que
laissez-fairisme.
Cette évolution s'est accompagnée d'une multiplication de
sociétés multinationales ayant chacune des centaines de
filiales, échappant à tout contrôle, et elle ne
dégénère que trop souvent dans le
développement d'un capitalisme sauvage et malsain. Au nom d'un
pseudo libéralisme et par la multiplication des
déréglementations, s'est installée peu à
peu une espèce de chienlit mondialiste laissez-fairiste. Mais
c'est là oublier que l'économie de marchés n'est
pas qu'un instrument et qu'elle ne saurait être dissociée
de son contexte institutionnel, politique et éthique. Il ne
saurait être d'économie de marchés efficace si elle
ne prend pas place dans un cadre institutionnel, politique et
éthique approprié, et une société
libérale n'est pas et ne saurait être une
société anarchique.
On ne nous présente que trop souvent les conditions
éthiques comme incompatible avec la recherche économique
d'une efficacité maximale. Mais en réalité il n'en
est rien. En fait, l'objectif fondamental de toute
société libérale et humaniste est de faire vivre
ensemble des hommes dans des conditions assurant leur respect mutuel et
des conditions de vie aussi bonnes que possible. Il n'y a rien qui soit
là incompatible avec la recherche d'une efficacité
maximale de l'économie. Le libéralisme ne saurait se
réduire au laissez-faire économique : c'est avant tout
une doctrine politique et l'économie n'est qu'un moyen
permettant à cette doctrine politique de s'appliquer
efficacement. Originellement, d'ailleurs, il n'y avait aucune
contradiction entre les aspirations du socialisme et celles du
libéralisme. La confusion actuelle du libéralisme et du
laissez-fairisme constitue un des plus grands dangers de notre temps.
La mondialisation de l'économie est certainement très
profitable pour quelques groupes de privilégiés. Mais les
intérêts de ces groupes ne sauraient s'identifier avec
ceux de l'humanité tout entière. Une mondialisation
précipitée et anarchique ne peut qu'entraîner
partout chômage, injustices, désordres et
instabilité, et elle ne peut que se révéler
finalement désavantageuse pour tous les peuples dans leur
ensemble. Elle n'est ni inévitable, ni nécessaire, ni
souhaitable. Elle ne serait concevable que si elle était
précédée par une union politique mondiale, un
développement comparable des différentes économies
et l'instauration d'un cadre institutionnel et éthique mondial
approprié, conditions qui, de toute évidence, ne sont pas
et ne peuvent être actuellement satisfaites.
Depuis deux décennies, une nouvelle doctrine s'était peu
à peu imposée, la doctrine du libre-échangisme
mondialiste impliquant la disparition de tout obstacle aux libres
mouvements des marchandises, des services et des capitaux. Suivant
cette doctrine, la disparition de tous les obstacles à ces
mouvements était une condition à la fois
nécessaire et suffisante d'une allocation optimale des
ressources à l'échelle mondiale. Tous les pays et dans
chaque pays tous les groupes sociaux devaient voir leur situation
améliorée. Pour tous les pays en voie de
développement, leur ouverture totale vis-à-vis de
l'extérieur était une condition nécessaire de leur
progrès et la preuve en était donnée, disait-on,
par les progrès extrêmement rapides des pays
émergents du Sud-Est asiatique. Pour les pays
développés, la suppression de toutes les barrière
tarifaires ou autres était considérée comme une
condition de leur croissance, comme le montraient décisivement
les succès incontestables des tigres asiatiques, et,
répétait-on encore, l'Occident n'avait qu'à suivre
leur exemple pour connaître une croissance sans
précédent et un plein emploi. Tout
particulièrement la Russie et les pays ex-communistes de l'Est,
les pays asiatiques, la Chine en premier lieu, constituaient des
pôles de croissance majeurs qui offraient à l'Occident des
possibilités sans précédent de
développement et de richesse.
Telle était fondamentalement la doctrine de portée
universelle qui s'était peu à peu imposée au monde
et qui était considérée comme ouvrant un nouvel
âge d'or à l'aube du XXIème siècle. Cette
doctrine a constitué le credo indiscuté de toutes les
grandes organisations internationales ces deux dernières
décennies. Toutes ces certitudes ont fini par être
balayées par la crise profonde qui s'est
développée à partir de 1997 dans l'Asie du
Sud-Est, puis dans l'Amérique latine, pour culminer en Russie en
août 1998, et mettre en cause les établissements bancaires
et les bourses américaines et européennes en septembre
1998.
Deux facteurs majeurs ont joué un rôle décisif dans
cette crise mondiale d'une ampleur sans précédent
après la crise de 1929 : l'instabilité potentielle du
système financier et monétaire mondial et la
mondialisation de l'économie à la fois sur le plan
monétaire et sur le plan réel. Ce qui doit arriver arrive
: l'économie mondiale, qui était dépourvue de tout
système réel de régulation et qui s'était
développée dans un cadre anarchique, ne pouvait
qu'aboutir tôt ou tard à des difficultés majeures.
La nouvelle doctrine s'est effondrée, et elle ne pouvait que
s'effondrer. L'évidence des faits l'a emporté finalement
sur les incantations doctrinales.
L'hostilité dominante aujourd'hui contre toute forme de
protectionnisme se fonde sur une interprétation erronée
des causes fondamentales de la Grande Dépression. En fait, la
Grande Dépression de 1929-1934, qui à partir des
Etats-Unis s'est étendue au monde entier, a eu une origine
purement monétaire et elle a résulté de la
structure et des excès du mécanisme du crédit. Le
protectionnisme en chaîne des années trente n'a
été qu'une conséquence et non une cause de la
Grande Dépression. Il n'a constitué partout que des
tentatives des économies nationales pour se protéger des
conséquences déstabilisatrices de la Grande
Dépression.
Les adversaires obstinés de tout protectionnisme, quel qu'il
soit, commettent une seconde erreur : ne pas voir qu'une
économie de marchés ne peut fonctionner correctement que
dans un cadre institutionnel, politique et éthique qui en assure
la stabilité et la régulation. Comme l'économie
mondiale est actuellement dépourvue de tout système
réel de régulation, qu'elle se développe dans un
cadre anarchique, qu'elle ne tient aucun compte des coûts
externes de toutes sortes qu'elle génère, l'ouverture
mondialiste à tous vents des économies nationales ou des
associations régionales est non seulement dépourvue de
toute justification réelle, mais elle ne peut que les conduire
à des difficultés majeures, sinon insurmontables.
Le véritable fondement du protectionnisme, sa justification
majeure et sa nécessité, c'est la protection
indispensable contre les désordres et les difficultés de
toutes sortes engendrées par l'absence de toute véritable
régulation à l'échelle mondiale. En
réalité, le choix réel n'est pas entre l'absence
de toute protection et un protectionnisme isolant totalement chaque
économie nationale de l'extérieur. Il est dans la
recherche d'un système qui puisse permettre à chaque
économie régionale de bénéficier d'une
concurrence effective et des avantages de nombreux échanges avec
l'extérieur, mais qui puisse également la protéger
contre tous les désordres et les dysfonctionnements qui
caractérisent chaque jour l'économie mondiale.
Incontestablement, la politique de libre-échange mondialiste que
met en œuvre l'Union Européenne est la cause majeure, de
loin la plus importante, du sous-emploi massif d'aujourd'hui qui s'y
constate. Pour y remédier, la construction européenne
doit se fonder sur une préférence communautaire,
condition véritable de l'expansion, de l'emploi et de la
prospérité. Ce principe a d'ailleurs une validité
universelle pour tous les pays ou groupes de pays. Pour toute
économie régionale, un objectif raisonnable serait que,
par des mesures appropriées et pour chaque produit ou groupe de
produits, un pourcentage minimal de la consommation communautaire soit
assuré par la production communautaire, à l'exclusion de
toute délocalisation. La valeur moyenne de ce pourcentage
pourrait être de l'ordre de 80 %. C'est là, au regard de
la situation actuelle, une disposition fondamentalement libérale
qui permettrait un fonctionnement efficace de toute économie
communautaire à l'abri de tous les désordres
extérieurs tout en assurant des liens étendus et
avantageux avec tous les pays tiers. C'est là une condition
majeure du développement des pays développés, mais
c'est là surtout une condition majeure du développement
des pays sous-développés.
L'ouverture à tous vents de l'économie européenne
dans un cadre mondial fondamentalement instable, perverti par des
disparités considérables de salaires aux cours des
changes, par le système des taux de change flottants et par
l'absence de toute préoccupation sociale et éthique, est
la cause essentielle de la crise profonde qui ne cesse de s'aggraver.
Les faits, tout comme la théorie, permettent d'affirmer que si
la présente politique mondialiste de l'Union Européenne
est poursuivie, elle ne pourra qu'échouer. La crise
d'aujourd'hui, c'est avant tout une crise de l'intelligence. La
situation présente ne peut durer. Il est dérisoire de ne
remédier qu'aux effets : c'est aux causes qu'il faut s'attaquer.
Sans aucune contestation possible, la question majeure d'aujourd'hui
est celle du sous-emploi qui, depuis des années, a
dépassé un seuil insupportable et intolérable,
dont les causes fondamentales restent plus ou moins volontairement
occultées, sinon méconnues, et qui mène
inéluctablement à une explosion sociale mettant en cause
la survie même de notre société. En dernière
analyse, dans le cadre d'une société libérale et
humaniste, c'est l'homme et non l'Etat qui constitue l'objectif final
et la préoccupation essentielle. C'est à cet objectif que
tout doit être subordonné. Une société
libérale et humaniste ne saurait s'identifier à une
société laxiste, laissez-fairiste, pervertie,
manipulée, ou aveugle.
Quant à la construction de l'Europe, il n'est pas conforme aux
idéaux du libéralisme et de l'humanisme de substituer aux
besoins des citoyens tels qu'ils les ressentent eux-mêmes,
suivant leur propre échelle de valeur, "leurs prétendus
besoins" appréciés par d'autres, hommes politiques,
technocrates ou dirigeants économiques, quels qu'ils puissent
être. En réalité, l'économie mondialiste,
qu'on nous présente comme une panacée, ne connaît
qu'un seul critère : "l'argent". Elle n'a qu'un seul culte :
"l'argent". Dépourvue de toute considération
éthique, elle ne peut que se détruire par
elle-même. Le passé ne nous offre que trop d'exemples de
sociétés qui se sont effondrées pour n'avoir su ni
concevoir, ni réaliser les conditions de leur survie. Les
perversions du socialisme ont entraîné l'effondrement des
sociétés de l'Est. Mais les perversions laissez-fairistes
d'un prétendu libéralisme nous mènent à
l'effondrement de notre société.